jeudi 18 décembre 2014

DEBAOBAB #7 : L'espace public a-t-il un sexe? - Amel HARFOUCHE



En me basant sur mes travaux de recherche sur la distinction des genres dans l'usage et la production de l'espace public dans l'Algérie contemporaine, j'ai voulu mettre en avant lors de cette rencontre la superposition de la construction sociale de la société algérienne - pour ce qui est des rapports entre les deux sexes- à une morphologie urbaine héritée de la période coloniale française représentée par la ville de Sétif. Une grande ville de près d’un 1,5 millions habitants, construite ex-nihilo à partir de 1830 sur le modèle de la ville européenne du XIXème siècle. 




A cet effet, trois formes urbaines ont alors été crées: la rue commerçante, le boulevard et la place publique. Un court métrage de sept minutes, projeté lors du débat, a retracé les spatialités des pratiques piétonnes aussi bien féminines que masculines de l'espace du dehors. Ainsi, plusieurs formes d'occupations ont été mises en évidence selon le lieu et l'heure.

Au fil des rues commerçantes, les hommes s'organisent en polarités situées aux seuils des commerces et des immeubles d'habitations. Cette appropriation de l'espace autant que du temps de la rue, en plus de ralentir le flux piéton, fait s'étendre les territoires masculins dans un espace public pourtant communément pensé comme étant ouvert et partagé. Les femmes adaptent alors leurs itinéraires en ville et développent toutes sortes de stratégies de contournement, évitant ainsi de s’exposer aux regards insistants et remarques parfois désobligeantes de certains hommes. Elles ne sont de ce fait que de passage, tenues au mouvement permanent : toute appropriation féminine de l’espace de la rue est mal perçue. Tout fonctionne comme si les femmes étaient considérées comme des intruses dans une rue résolument masculine.

La promiscuité physique qu'engendrent ces occupations masculines de la rue ainsi que la gêne occasionnée, surtout pour les femmes, sont mieux vécues par ces dernières dans les lieux aux dimensions plus grandes: boulevards, avenues et places publiques. Hauts lieux de représentation sociale, ces espaces exposent, dans une certaine mesure, autant les femmes que les hommes aux regards. Une mise en apposition des corps qui permet une forme d'équité spatiale. Ces espaces admettent ainsi l’établissement des polarités masculines et la spatialisation d’une cohabitation relativement sereine entre les deux sexes. Il est cependant important de signaler que, même dans ces lieux de représentation, le temps de la ville reste quant à lui fortement sexué. Les femmes ont une occupation exclusivement diurne de l'espace public. La sortie des femmes doit en outre être justifiée, utile. Elles sortent en ville pour y faire quelque chose: des courses, aller chercher les enfants, aller chez le médecin, au travail... Le soir venu, ces activités, qui sont d'ailleurs souvent une extension de leur rôle domestique, ne trouvent plus de justification dans une ville qui vit le jour.

En réalité, l’espace public n’est jamais tout à fait masculin ni exclusivement féminin. Certains lieux favorisent la cohabitation entre les deux sexes. Ces espaces offrent alors des occasions de rencontres, ils sont des lieux de socialisation extrêmement codifiés. Dans d’autre cas, les inégalités d’accès et d’appropriation liées à la configuration spatiale, à l’accessibilité, à la sécurisation de l’espace public confortent les représentations genrées de l’espace extérieur et participent dans une large mesure à leur maintien.

Amel HARFOUCHE
Architecte-Urbaniste
Doctorante
UMR LAVUE, ENSA Paris Val de Seine
ED 395, Université de Paris X, Nanterre- La Défense