jeudi 18 décembre 2014

DEBAOBAB #7 : L'espace public a-t-il un sexe? - Marie-Christine Bernard-Hohm



En 1949, Simone de Beauvoir écrivait dans Le Deuxième Sexe [1]

« Sans doute aujourd’hui la jeune fille sort seule et peut flâner aux Tuileries ; mais j’ai dit combien la rue lui est hostile : partout des yeux, des mains qui guettent ; qu’elle vagabonde à l’étourdie, les pensées au vent, qu’elle allume une cigarette à la terrasse d’un café, qu’elle aille seule au cinéma , un incident désagréable a vite faire de se produire ; il faut qu’elle inspire du respect par sa toilette, sa tenue : ce souci la rive au sol et à soi-même. Les ailes tombent. »





 Illustration A'urba



Sans le libre exercice de la flânerie urbaine, les ailes de la créativité féminine ne peuvent donc se déployer bien haut. 65 ans après ces lignes éclairées, quel est le bilan ? Qui, parmi les lectrices de ces lignes, n’a pas une fois expérimenté une éviction de l’espace public ?

Dans ce « nous », j’inclus aussi les senior.e.s, pour lesquelles  il y a encore parfois des « mains qui guettent ».  Mardi 21 octobre 2014, 22 heures, place des Quinconces, après Mommy à l’Utopia et quelques momos tibétains, je m’en retourne chez moi, seule. Sur les quais du tram, je rêvasse. Soudain, (oh non !), comme sorti tout droit d’une de mes études anthropologiques sur l’usage de la ville par les femmes, se matérialise à mon insu le scénario du mec qui colle. Lui, c’est « Carlos », ultra alcoolisé, sourire béat et compliments convenus, il veut savoir mon nom, et inlassablement me repose la question-clé qui ouvrira peut-être bien une porte plus intime ! « Je m’appelle Personne  » lui dis-je en tentant de détourner sa libido vers les manèges de la Foire aux plaisirs d’où montent des hurlements d’excitation. Je lui surjoue la différence d’âge: «Allez donc voir ailleurs, mon ami » ! Rien à faire, il a jeté son dévolu sur ma vieille carcasse et n’en démordra pas. Quelle expédition pour le semer! Entrer dans le tram, s’asseoir au milieu d’autres hommes, entamer une conversation où il va s’immiscer, tromper ma vigilance (certes émoussée), lui fausser compagnie en s’échappant à la station Paul Doumer, foncer place des Chartrons (encore animée), prendre un vélo à la borne V-Cub et pédaler en toute hâte pour atteindre le Grand Parc où j’habite depuis peu, dans un Bordeaux subitement sombre et désert. Brrr !!

Ce qui est grave dans cette confiscation de la nuit, c’est que l’élan vers la citoyenneté naît de l’apprentissage qu’on acquiert en plongeant dans le tumulte complexe de l’urbain. Les garçons se confrontent souvent dès leur prime adolescence aux aspérités de l’altérité que réserve la rue. Les filles, elles, souvent mal conseillées quant à leurs loisirs, sont aussi surprotégées dans leurs déplacements. Dès leur puberté, elles se retrouvent dépossédées de cette liberté d’aller et venir dans ce dehors où elles auraient pu se faire les dents.
D’où l’urgence de changer nos représentations genrées et  le système éducatif qui va avec.

Des investigations auprès de plusieurs groupes contrastés de femmes aux âges, profils familiaux et niveaux économiques différents sur des territoires de  la métropole bordelaise attestent qu’aujourd’hui encore, filles et femmes n’ont  pas un libre accès à la ville. L’aménagement urbain qui continue à  projeter au sol une conception « androcentrée » de la société est en partie responsable de leur disparition de certains espaces de déambulation collective, à certaines heures. C’est une véritable confiscation du bien commun que représente la ville.

Les sorties féminines intègrent donc systématiquement une prévention du risque. Dans les esprits, pèsent de tout leur poids les scénarios obsédants du harcèlement verbal ou du geste déplacé. L’invention des « zones anti-relous » témoigne de cette absence d’insouciance féminine qui nuit à leur épanouissement.
Dès lors, ne faut-il  pas attendre des politiques publiques qu’elles œuvrent  à l’éradication des préjugés genrés présents dans nos mentalités? N’est-il pas enfin temps d’entraîner les générations futures de jeunes filles à prendre réellement possession de la rue, symbole actif de l’égalité de leurs droits ?

Trois vœux auspicieux peuvent être formulés  à l’attention des générations futures de filles: 

Qu’elles goûtent à la liberté de l’esprit que confère  la maîtrise des interactions sociales !
Quelles abordent sans crainte  l’inconnu qui surgit au gré de leurs déambulations !
Qu’elles soient assurées du courage civil des passant.e.s ordinaires à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ! 



Marie-Christine Bernard-Hohm
Ethnologue urbaniste

[1] Extraits rassemblés chez Folio, collection Femmes de lettres, dans l’ouvrage La Femme indépendante, publié en février 2014.